Si le Vendée Globe se court en solitaire, pour autant il ne se court pas seul.
Le jour du départ les marins s’élancent et laissent sur le quai celles et ceux qui les ont aidés au quotidien durant des mois, voire des années. Portraits croisés de 2 skippers, d’une épouse et d’un préparateur, Arnaud Boissières, Sandrine et Manuel Cousin, Jean-Christophe Caso.
Le 8 novembre 2020 à 13h02 au large des Sables d’Olonne, Sandrine tout comme Jean-Christophe sont à bord des semi-rigides qui accompagnent pour quelques minutes encore la flotte des IMOCA qui cingle vers le large. L’une fixe le plus longtemps possible le regard sur Manuel Cousin, son mari skipper de Groupe Sétin. L’autre n’a d’yeux que pour le bateau La Mie Câline – Artisans Artipôle qu’il aura si longtemps préparé, avec et pour Arnaud Boissières.
Pour Sandrine et Manuel ce 8 novembre est jour d’inédit. Manuel Cousin part pour son premier Vendée Globe, son premier tour du monde, son premier trimestre en solitaire loin de Sandrine. Le vent dans les voiles le pousse déjà loin de sa chevelure blonde, un dernier regard furtif, il l’aperçoit encore mais il y a tellement à faire sur le bateau au milieu de ce peloton insensé.
Ce peloton de départ d’un Vendée Globe, Arnaud Boissières le connait par cœur, il s’y faufile pour la quatrième fois consécutive. Le regard n’est plus tout à fait le même qu’en 2008, moins étonné et moins anxieux sans doute, pas moins concentré pour autant. On ne gagne pas un Vendée Globe au moment du départ mais on peut le perdre, alors pas question de faire une erreur. Il faut se méfier de tout le monde, des autres bateaux en course mais aussi des vedettes suiveuses, des annexes remplies de journalistes ou d’invités des sponsors.
Jean-Christophe Caso lui aussi regarde tout et partout. Un départ de Vendée Globe n’est pas si différent d’un départ de transat ou de toute autre course au large. Et les départs il connait, en solo, en double, en équipage, d’Est en Ouest ou dans l’autre sens, à la barre d’un Class40 mais pas que, ou comme préparateur. Depuis 1996 il travaille pour des participants du Vendée Globe. Si aujourd’hui c’est Arnaud Boissières qui s’éloigne de la côte olonnaise sous ses yeux, auparavant se furent Christophe Auguin, Marc Thiercelin ou Bernard Stamm. Il fait confiance à Arnaud pour utiliser tout le travail que lui et son équipe ont produit depuis des mois, avant, pendant, après et malgré le confinement.
C’est peu dire que pour Arnaud Boissières le Vendée Globe est la course de toute une vie. Ce qui le lie à cette course est en réalité bien plus ancien que sa première participation en 2008.
Tout remonte au 26 novembre 1989, au premier départ de ce que l’on nomme alors le Vendée Globe Challenge. À bord d’un bateau accompagnateur, l’adolescent de 17 ans admire au plus près les 13 monocoques engagés sur cette première édition. Passionné de voile, le jeune Arnaud vit sur le bassin d’Arcachon et a suivi en voisin la construction du bateau de Titouan Lamazou, Écureuil d’Aquitaine 2. Mais s’il est aux Sables d’Olonne accompagné de son père en ce jour de départ, c’est pour se changer les idées, pour penser à autre chose que ce qui le préoccupe alors au quotidien, lutter contre la leucémie dont il est atteint. « Pouvoir penser à autre chose qu’à ma chimio, pouvoir me passionner pour une course incroyable, voir Lamazou le skipper qui habitait à côté de chez moi gagner, tout ça m’a forcément aidé durant la maladie. Pour ma famille, mon père, Les Sables et le Vendée Globe restent à jamais attachés à cette période de ma vie. Quand j’ai terminé mon premier Vendée, mon père m’a dit, bon ça y est la boucle est bouclée, tu ne repars pas ! Le problème c’est que je ne connais rien de mieux que de participer à un tour du monde à la voile en solitaire. »
Voilà pourquoi depuis 2007, le Vendée Globe reste pour Arnaud la course qui rythme son existence. Pour ce quatrième départ consécutif, l’aventure prend un tour encore inédit. Pour la première fois, Arnaud va s’élancer sur un IMOCA équipé de foils. Mais surtout cette année Arnaud Boissières n’est pas seulement le pilote, mais également l’armateur de son bateau. Cette édition 2020-2021 devient également une aventure artisanale et entrepreneuriale. « Pour la première fois, j’ai sur les épaules la responsabilité de chef d’entreprise. Ça devient plus qu’une course au large pour moi seul, c’est un projet pour toute mon équipe. Cela va bien au-delà du défi sportif. »
Jean-Christophe Caso fait partie de cette équipe comme préparateur en chef. Préparateur de bateau de course au large, voilà bien un métier méconnu du grand public mais indispensable aux skippers. « Je suis un travailleur indépendant, comme un consultant intervient durant des semaines ou des mois dans une entreprise, un marin m’embauche pour l’épauler dans son projet de course. »
Bien avant le départ, ce sont de longues journées d’essais, de mise au point, de discussions plus ou moins âpres avec des techniciens, des ingénieurs, le skipper et sa propre expérience de marin. Des jours entiers à inventer et valider des systèmes, à dégager du temps pour le skipper et lui permettre de faire de la communication, des relations publiques, de la préparation physique. Des jours entiers à tisser le lien entre la mer et la technique, entre le plan d’architecte et les vagues qui s’abattront sur le pont, entre les idées d’ingénieurs et la solitude du marin au milieu du Pacifique. « Mon boulot c’est de faire que le bateau soit un outil maritime efficace, pas simplement un catalogue d’idées. »
Car bourlinguer sur toutes les mers du globe, Jean-Christophe connaît et pas qu’un tout petit peu. Arnaud le sait bien, « J’ai rencontré J-C lorsque je faisais des convoyages aux Antilles il y a plus de
20 ans. C’est l’homme de la mer, il a une connaissance de la mer et du bateau. Il a aussi été skipper sur des grandes courses, ça lui donne une vision du projet dans son intégralité. Il a fait énormément de transats, peut-être plus que moi. Il a un œil d’expert » et c’est pour cela qu’il lui a demandé de venir l’épauler. Alors en janvier 2019, le Rochelais a posé son sac, son ciré, ses idées et son expérience dans un hangar des Sables d’Olonne, plein d’outils, de voiles au sol et de café bu à la va-vite.
Maintenant qu’il est sur le plan d’eau au milieu de la meute, c’est l’occasion d’être une dernière fois le garde du corps d’Arnaud, d’utiliser le fragile semi-rigide pour éloigner un conçurent qui s’approcherait un peu trop près de La Mie Câline – Artisans Artipôle. « Dans le cockpit de ce genre de bateau tu ne vois pas grand-chose de ce qui se passe autour de toi, alors on protège une dernière fois si besoin, parce qu’ensuite, une fois que le bateau est au large, ton job tu ne le feras qu’au téléphone jusqu’à l’arrivée. » Durant toute la course Jean-Christophe et deux autres membres de l’équipe vont tenir une astreinte téléphonique permanente, au cas où Arnaud aurait besoin d’un conseil.
Drôle d’année et drôle de vie pour Jean-Christophe. « Pour l’instant mon agenda post Vendée Globe est vide ! ». La fin du Vendée Globe marquera donc le début d’une nouvelle mission, qui reste à écrire.
Manuel Cousin a longtemps concilié activité professionnelle et passion pour la régate. Peu à peu la seconde s’est imposée sur la première. « Durant des décennies j’ai passé tous mes congés et tous mes week-ends sur l’eau. Planche à voile, dériveur, habitable IRC, Class40 et enfin IMOCA à temps plein. Courir le Vendée Globe, c’est un rêve, un aboutissement. Même si au fil des ans c’est devenu une compétition sportive, ça reste une aventure humaine unique. »
L’aventure elle est bien là désormais, tout autour de lui. Les annexes des équipes et les bateaux suiveurs ont fait demi-tour laissant l’armada d’IMOCA s’élargir sur le plan d’eau, chacun prenant des options diverses pour jouer avec le vent.
Le chaos s’organise et Manuel retrouve le calme qui semblait l’avoir quitté depuis le réveil. Aucun marin n’est tout à fait serein le matin du départ d’une course océanique, mais là ça ne ressemblait à rien de ce qu’il avait déjà connu. Pourtant des choses il en connait et il en a vécu ce Normand, Olonnais d’adoption qui s’est assis dans un Optimist dès l’âge de cinq ans, pour ne devenir professionnel de la course au large une fois quinquagénaire et qui a fêté ses 53 ans par 62° de latitude nord, très exactement en croisant la bouée Unesco au large de l’Islande, lors de la Vendée-Arctique-Les Sables d’Olonne. « Naviguer plusieurs jours sans nuit reste une expérience assez étonnante ». Après le Septentrion, ce sont les mers du sud et le si mal nommé océan Pacifique qui sont au rendez-vous des découvertes à venir.
Pour le moment il s’agit avant tout de réussir son départ. En 2017, le Groupe Sétin qui l’accompagne dans sa carrière semi-professionnelle en Class40 depuis 2014, lui permet de devenir skipper professionnel, avec pour objectif la participation au Vendée Globe 2020. Lors de sa première saison comme skipper de la classe IMOCA en 2018, il est le seul à avoir couru et terminé toutes les courses du calendrier. Le marin se révèle aussi solide que son bateau qui pour sa part a terminé quatre tours du monde, dont deux Vendée Globe. Il n’est pas le plus véloce de la flotte IMOCA mais sans doute l’un des plus fiables. « Ce bateau peut aller plus vite, je vais le montrer ».
Il est vrai que désormais il le connaît bien ce rafiot.
En 2017 Manuel et Arnaud disputent en double la Transat Jacques Vabre. La vie à bord entre deux manœuvres, se transforme en rendez-vous d’affaires et avant de rallier l’arrivée, le bateau change de propriétaire. Arnaud rentre en Europe en avion quand Manuel repart pour une seconde traversée transatlantique à la voile et ramène « son » bateau aux Sables, histoire de passer un peu de temps ensemble et de faire plus ample connaissance.
Le Rouennais s’installe alors aux Sables d’Olonne. Moins parce que c’est la ville du Vendée Globe que parce que depuis 2010, c’est à Port Olona que se trouve son bateau et que les trajets hebdomadaires entre Saint-Valéry-en-Caux et Les Sables sont incompatibles avec une préparation professionnelle. « J’avais installé ma base nautique aux Sables car j’y venais régulièrement en vacances étant enfant. J’ai le sentiment d’être Olonnais depuis bien avant 2017 ».
Mais la côte vendéenne s’éloigne inexorablement. La coque et la voile bleue et jaune de Groupe Sétin, Sandrine les distingue désormais à peine. Voilà c’est parti. Tous les efforts consentis par elle et Manuel depuis des années sont récompensés.
Sandrine ne se sent pas l’âme d’une Pénélope attendant patiemment le retour de son Ulysse. Ce projet elle s’y est impliquée totalement. Les contacts avec les partenaires, la logistique globale de l’équipe, la communication, l’organisation générale qui permet aux préparateurs de préparer et au skipper de s’entraîner, c’est elle. Quand Manuel est devenu coureur au large, elle a fait du projet de Manuel son métier. Elle est devenu la femme qui chasse les milles détails qui peuvent freiner l’organisation, la chef d’orchestre en charge de tout ce qui n’est pas strictement maritime.
Depuis fin 2013 elle gère la société qui fut d’abord armateur du Class40 et reste aujourd’hui armateur à 50 % avec Monsieur Sétin, de l’IMOCA sur lequel Manuel navigue depuis 2017.
Plus de 6 ans de travail à temps plein pour la course au large. En Class40, sans équipe ni préparateurs, elle ne compte plus les jours passés en tenue de cosmonaute à poncer, mastiquer, poncer encore, peindre, démonter et remonter des pièces dans une cuisine transformée en atelier. En novembre 2017, débute l’aventure en IMOCA avec l’installation aux Sables dans une nouvelle maison pendant que Manuel ramène le bateau du Brésil après la Transat Jacques Vabre, puis toutes les courses du calendrier, la Route du Rhum 2018, la qualification pour le Vendée Globe et le coup de canon de 13h02.
Drôle de paradoxe tout de même de tout faire pour que l’autre vive son rêve, même au prix de l’inquiétude de chaque jour durant des mois. « Depuis deux ans nous travaillons tous les deux à temps plein pour être au départ de ce Vendée Globe, ce n’est pas maintenant que la course démarre que je dois me plaindre d’y être parvenu. » Le propos est ferme, cependant le regard clair et le timbre de voix possède ce petit voile d’émotion qui traduit le mélange épicé de sentiments contradictoires qu’ont toutes celles et ceux qui partagent la vie d’un skipper. Ces drôles de types qui choisissent d’aller se faire tabasser par les vagues dans une boite en carbone fragile et bruyante.
Un autre rythme commence, une autre attente. De retour à quai la flotte est hors de vue, tout désormais va se vivre au téléphone et sur écran où un bateau stylisé va se déplacer sur une carte, vers le sud d’abord puis vers l’est, puis de nouveau vers le nord pour revenir là, tout près, dans ses bras enfin. Mais Sandrine sait aussi que Manuel repartira, comme Arnaud.
Ils sont désormais bords à bords, Manuel et Arnaud ont choisi la même option. Ils sont désormais côte à côte, un verre à la main, les invités ont des mots gentils pour Sandrine, des questions pertinentes pour Jean-Christophe, elle sourit, il répond, mais en réalité ils sont ailleurs, sur l’eau, en course eux aussi d’une certaine manière.
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