Au commencement, je m’étendais indécis entre terre et mer. Les eaux douces de quelques rivières rejoignaient celles, salées et iodées, de l’Océan. Le vent et la marée poussaient les vagues jusqu’au creux de marécages où des oiseaux migrateurs se restauraient. De jeunes grenouilles batifolaient pour que d’autres grenouilles batifolent à leur tour. Quelques hérons survolaient mes méandres en quête de gougeons, de petits rats et d’imprudents batraciens. Tout était « pour le mieux dans le meilleur des mondes possible »… moustiques inclus.
Puis des troupes humaines venues de Rome cherchèrent à domestiquer mon univers. Creusant des canaux, ils séparèrent l’eau de la terre et aménagèrent les premiers marais salants. Je continuais à serpenter jusqu’au large lorsque des pécheurs me transformèrent en chemin régulier, en « chenal ». Ils élargirent mon lit, accueillant des bateaux toujours plus grands. Pour conduire ces bateaux vers la mer, tirant sur des cordes, des hommes et des femmes suivaient le chemin de halage. Chemin qui lui aussi fut élargi lorsque de nouveaux véhicules, des voitures à cheval puis à moteur, longèrent mes rives. Au fil des générations, j’observais le génie des humains sans encore craindre leur démesure.
À partir de 1975 les hommes conçoivent un port de plaisance : Olona. Creusé dans des marais, loin de l’Océan. Pour rejoindre le large, il leur faut suivre mon cours, lui-même rallongé de plusieurs centaines de mètres. Mais un pont qui permet aux Chaumois et Sablais de se rencontrer risque de stopper les voiliers dont les mâts grimpent trop haut vers le ciel. Il faut le détruire. La destruction de ce pont en 1978 reste une date importante : « un deuil » dont les plus anciens se souviennent en déposant un bouquet de fleurs « là où le pont n’est plus ».
Le 26 février 2010, quarante-deux années après la destruction de ce pont, le coefficient de marée dépasse la barre des 110 et au large une dépression creuse la mer renvoyant vers la côte son escadrille de vagues scélérates. Je parviens à contenir les premières. Elles s’approchent avec une détermination que je ne peux qu’admettre, fataliste.
Mais vers les deux heures du matin, alors que sur le port quelques noctambules goutent à l’ivresse d’énièmes « derniers verres », j’ai la sensation brutale qu’elles m’étouffent. Elles s’étranglent et s’engouffrent toujours plus loin vers le port. La douleur est si intense qu’aucun mot ne peut l’adoucir. En colère, les voici qui poursuivent leur chemin en débordant de part et d’autre de mon lit. Face au mur de rochers qui veut les stopper, elles éclatent et balayent la cohorte de voiliers qui se croyaient en lieu sûr.
Plus près de nous, il est une tragédie dont je tiens à rappeler l’histoire : le 7 juin 2019 au matin, le ciel et la mer sont anormalement tumultueux pour la saison. Les sauveteurs de la SNSM tentent de secourir un pêcheur. Malgré leur courage et leur qualité, ils n’y parviennent pas et trois d’entre eux périssent, inscrits à jamais dans la mémoire du pays.
Sans doute comprendront-ils, ainsi que leurs familles, que je tente ainsi de répondre au désarroi en dirigeant mes reflets vers le soleil. S’y mêle en septembre une multitude de couleurs heureuses, les couleurs de la « Grande Bordée ». Célébrant les noces de notre pays avec la mer, je deviens « le Grand Chenal ». Mon lit est alors paisiblement envahi par l’histoire de la marine : simples barques lustrées à neuf, caboteurs du dimanche, vieux chalutiers aux courbes girondes et surtout, mes petits olonnois, lutins chatoyant au milieu d’une myriade de fanions égayés par le vent.
Bientôt d’autres marins, héritiers d’un Vendée Globe qui fêtera alors ses 31 ans, répondront au désir de croire que l’Aventure existe encore. Leur réponse, plus qu’affirmative, reste l’une des rares qui aujourd’hui ne souffre aucun faux semblant, aucune tricherie. Elle mobilise l’être humain dans ce qu’il a de plus vaillant. Seuls sur leurs vastes voiliers qui chaque fois se transforment, toujours plus « ailés », toujours plus rapides, ils nous salueront, ni trop fiers, ni trop modestes.
Admiratifs et émus, nous les observerons gagner ce grand large qui malgré toutes les innovations du présent reste un« terrain-vague » où le navigateur marie le goût du risque à la rigueur des gestes à chaque instant cruciaux. Un risque à la fois fou et utile. Tant pour l’usage de nouvelles technologies que pour l’exploration des ressources physiques et mentales de l’être humain.
À l’image des premiers hommes qui dépassant le périmètre de leurs cavernes défiaient l’inconnu, ils nous rappelleront cette faculté de concevoir des solutions face aux obstacles. Oui, encore quelques instants au milieu de la foule, le 8 novembre 2020, ils nous salueront, larges sourires tournés vers les quais jumeaux de la Chaume et des Sables. Difficile pour moi et pour eux peut-être aussi, de définir ce sourire :
plaisir d’ouvrir les voiles, volonté de gagner, défi face à la crainte ? Tout cela sans doute, mais aussi la joie d’à nouveau mesurer combien notre planète est étonnante. Ils partageront cet étonnement avec nous, de cap en cap et d’alizés en quarantièmes rugissants.
C’est pourquoi, moi simple petit Chenal qui alors devient Grand, je les aime ces marins, heureux de penser à chacun d’entre eux. À leur côté, prêt à les applaudir lorsqu’ils reviendront, je vous accueillerai sur mes deux rives, Chaumois, Sablais et voyageurs du monde entier.
Mais avant, il faut que je vous laisse car je vois arriver à l’horizon un gigantesque cargo. Je ne sais s’il vient d’Amérique, d’Afrique où d’Asie. Chaque fois que l’un d’entre eux s’annonce, je me demande si je suis assez large et résistant pour lui. Heureusement mes compagnons du « Pilote » viennent à mon secours pour l’aider à glisser jusqu’à bon port.
______________________________